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Le juge judiciaire, grand absent de la Loi Renseignement


LIBE / Mon action

Suite à une initiative de Nathalie Griesbeck et de son groupe parlementaire, la compatibilité de la Loi française relative au Renseignement avec la législation et les Traités européens et la Charte européenne pour les droits fondamentaux a été mise à l’ordre du jour de la commission Libertés civiles, Justice et affaires du Parlement Européen. Découvrez l’intervention de Nathalie Griesbeck en vidéo ainsi que les questions juridiques qu’elle souhaitait poser.

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Intervention de Nathalie Griesbeck – le 2 juillet 2015 – commission LIBE

Le 14 avril, jour de l’ouverture des débats sur ce projet de loi, en procédure accélérée, à l’Assemblée Nationale en France, mon groupe parlementaire a immédiatement tenu à interpeller la Commission Européenne à ce sujet! Et nous avons fait part de nos inquiétudes quant à la conformité de ce projet de loi (à l’époque) avec la législation européenne, les Traités européens et la Charte européenne pour les droits fondamentaux.

Comment?

Via une lettre adressée aux trois commissaires compétents

Et via une question écrite à la Commission Européenne

A ces deux interpellations, la Commission nous a répondu que la loi française était, je cite, « susceptible de soulever d’importantes questions juridiques », mais que la Commission ne pouvait se prononcer sur la législation d’un État membre tant que la procédure interne n’était pas terminée. À présent, la Loi est adoptée, la procédure interne est terminée et nous voulons des réponses claires – en cela, je me réjouis de pouvoir avoir ce débat aujourd’hui, en commission des Libertés !

 

Que contenaient notre lettre et notre question écrite ? Des éléments très clairs et des questions juridiques très précises :

Premier élément que je souhaite préciser – car je souhaite que personne ne se méprenne sur ma démarche, sur notre démarche – nous partageons pleinement les objectifs poursuivis par ce projet de Loi = en effet, il était nécessaire de mieux encadrer, via un cadre juridique clair, les activités de renseignement français (la législation existante était parcellaire) et il était nécessaire de doter les services de renseignement, en France ou ailleurs, d’outils adaptés. CAR, nous faisons aujourd’hui face à des menaces lourdes et évolutives en France, en Europe et dans le Monde et nous devons être capables d’agir et de réagir face à ces menaces. C’est un élément introductif sur lequel j’insiste car comprenez-bien, nous nous ne sommes pas des idéalistes baba-cool anti-services de sécurité.

Toutefois, et j’en viens ici au cœur de notre débat d’aujourd’hui : plusieurs mesures de cette loi semblent aller à l’encontre des principes et valeurs de l’UE !

Premier point / première inquiétude légitime : le champ d’application extrêmement large de cette Loi et les 7 « intérêts publics » qui peuvent justifier la surveillance et le recours aux techniques intrusives de surveillance – c’est l’article 2 de la Loi Renseignement.

Non seulement ce sont des « intérêts » très larges – des « intérêts qui laissent une marge de manœuvre, une marge d’interprétation très large au Premier Ministre français – mais en plus un certain nombre de notions ne sont pas définies (comme, par exemple, la notion d’intérêts  économiques, industriels et scientifiques majeurs, la notion de prévention des violences collectives, la notion de prévention de la délinquance). Alors, pour ne prendre qu’un exemple : si la notion de prévention de la délinquance renvoie certes à des crimes graves, mais aussi à des délits beaucoup moins graves comme la détention de stupéfiants. Dans ce cadre, la mise en œuvre de techniques de renseignement intrusive est totalement disproportionnée ! C’est un principe clef du droit européen, répété à de nombreuses reprises dans la jurisprudence : « toute limitation de l’exercice des droits et des libertés doit être prévue par la loi, respecter leur contenu essentiel, et que dans le respect du principe de proportionnalité » – est ce que la Commission considère que nous sommes dans la proportionnalité ici?

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Deuxième point / deuxième inquiétude légitime : la durée de rétention des données de connexion : Les durées de conservation des données mentionnées dans la Loi : 30 jours pour les correspondances interceptées, 120 jours pour les renseignements autres, 4 ans pour certaines données et surtout 6 ans pour les données chiffrées. Ces durées ne semblent-elles pas disproportionnées ? Un exemple, l’utilisation de « données chiffrées » est considérée, dans la Loi, comme une circonstance aggravante, comme un signe d’un comportement suspect et justifierait une durée de conservation plus longue ; mais les entreprises utilisent chaque jour des solutions de chiffrement, ne serait-ce que pour se prémunir de l’intelligence économique et du vol des données ? Ainsi la Commission considère-t-elle que les dispositions concernant la rétention des données contenues dans la Loi sont conformes à l’arrêt de la CJUE du 8 avril 2014 (qui est venu invalider la Directive sur la rétention des données) ?

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Troisième point / troisième inquiétude légitime : l’accès direct des services de renseignement aux données des fournisseurs et hébergeurs Internet en vue de leur traitement automatisé. L’installation de « boîtes noires algorithmiques » installées sur les réseaux des opérateurs de télécommunications (Internet/téléphone) ou les serveurs des hébergeurs permettront aux services de renseignement de scanner l’ensemble des communications transitant par ces infrastructures. Cela  revient donc à collecter et analyser l’ensemble du trafic, vers un site  internet par exemple, sans que les utilisateurs ne soient a priori  suspectés de rien. Si l’on décidait de surveiller a priori toute
la  liste des abonnés d’une publication et de surveiller tout le lectorat du  journal, cela serait considéré comme une atteinte forte aux libertés  fondamentales. L’encadrement de ces « boites noires » n’est pas du tout  proportionné et pas suffisamment encadré. La Commission considère-t-elle que cela est conforme 1/ à la Directive 95/46/EC sur la protection des données personnelles, 2/ au Paquet législatif « protection des données » actuellement en cours d’examen ?

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Quatrième point, quatrième inquiétude légitime – et c’est pour moi l’un des points les plus importants – l’absence d’une autorisation judiciaire formelle préalable à toute interception de contenu des communications personnelles: La Loi dispose que la mise en œuvre des techniques de renseignement est soumise « à autorisation préalable du Premier Ministre » (ou d’un collaborateur direct habilité au secret de la défense nationale), autorisation délivrée après avis d’une autorité administrative indépendante (la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement), avis que les autorités ne sont pas obligées de suivre. La Loi dispose en outre qu’en cas d’urgence, le Premier Ministre peut délivrer cette autorisation sans avis préalable. Il me semble ici que l’un des principes fondamental de l’état de droit et de nos démocraties – à savoir le contrôle préalable du juge – est ici sérieusement remis en cause. Je suis très inquiète des pouvoirs considérables accordés au Premier Ministre, qui se voit conférer une entière discrétion, pour autoriser la surveillance. Il est censé consulter au préalable un nouvel organe consultatif, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, mais n’est pas obligé de suivre son avis. Et même cette étape de consultation peut disparaître ! Autre élément, cette commission peut saisir le Conseil d’État si elle considère que la mise en œuvre de techniques est disproportionnée.
Cette  saisine a posteriori arrive trop car après la mise en œuvre des techniques et la violation des droits et libertés a déjà été faite.

L’absence d’autorisation judiciaire formelle préalable à toute interception de contenu des communications personnelles comme étant conforme aux droits et valeurs de l’Union tels que définie à l’Article 2 TUE et par la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE?

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Pour conclure, si une réforme des services de renseignement français était nécessaire, nous ne pouvons pas accepter la collecte massive de données, l’augmentation massive des écoutes, les boîtes noires et les très importants pouvoirs intrusifs, qui de surcroît, seront menés sans autorisation judiciaire préalable. Nous devons protéger les libertés civiles et j’attends des enquêtes plus sérieuses, menées par la Commission européenne et le Conseil constitutionnel français. »  

 

2 juillet 2015